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Saisonniers : les précaires de la vigne

Les étiquettes et le prestige des grands crus bordelais cachent une autre réalité. Celle de travailleurs pauvres qui (sur)vivent dans l’ombre des châteaux.

La Gironde est le premier vignoble de France. Mais passé la grille des châteaux, l’envers du décor révèle un spectacle beaucoup moins réjouissant. La vigne a fait germer une population de précaires : les saisonniers, ces hommes et ces femmes employés dans les vignobles pendant les pics d’activité. Petites mains au dur labeur, ils ne travaillent souvent que quelques mois dans l’année et subsistent le reste du temps grâce aux aides sociales.

Le RSA dans les campagnes, face cachée de la viticulture

Légende carte

En Gironde, la concentration de demandeurs du Revenu de solidarité active (RSA) est plus élevée que la moyenne dans un couloir géographique qui part de la pointe du Médoc et se termine dans les cantons du sud-est du département. Ces territoires viticoles abritent une population majoritairement sous-diplômée dans laquelle la viticulture puise une grande part de ses ouvriers.

Le chercheur-démographe Christophe Zaepfel, également membre de l’Observatoire girondin de la précarité et de la pauvreté précise les enjeux de la répartition des bénéficiaires du RSA dans le département.

L’État au secours des saisonniers

Charles BrunGrand cru prestigieux ou petite exploitation familiale, les viticulteurs ont un besoin structurel en main d’œuvre saisonnière pour répondre aux hausses d’activité qui ponctuent chaque saison. Un phénomène propre à l’agriculture, où les pics de travail sont liés aux cycles des plantes cultivées. Dans la vigne, l’appel aux saisonniers est claironné dès les mois d’avril-mai à l’occasion de la mise en bouteille. Des ouvriers sont appelés en renfort l’été, pour les vendanges vertes, jusqu’à la fin de la saison, marquée par les vendanges rouges du mois d’octobre, la période la plus faste en matière d’emploi dans les vignes.

Contrepartie de ce système basé sur le travail saisonnier, dans la période creuse qui s’étale du mois de novembre au printemps, beaucoup d’ouvriers viticoles se retrouvent sans activité et donc sans ressource. L’État et les services sociaux prennent alors le relais. Faute de travailler suffisamment dans la durée, les saisonniers n’ont souvent pas le droit au chômage. Ils ne peuvent compter que sur le RSA pour pallier aux creux de l’année. « Les salariés occasionnels qui travaillent dans les vignes constituent la plupart des bénéficiaires du RSA agricole », explique Françoise Ithier, expert au service famille de la Mutualité sociale agricole (MSA) de Gironde.

Le phénomène prend d’autant plus d’importance que, depuis quelques années, les jeunes qui descendaient autrefois des quatre coins de la France pour faire les vendanges dans le Sud-Ouest sont de plus en plus rares. « Depuis que les rentrées universitaires ont été avancées au mois de septembre, nous voyons de moins en moins d’étudiants pendant les vendanges », explique Magali Guyon, directrice du Château La Cardonne, près de Lesparre-Médoc. Un avis que tempère Patrice Pagès, propriétaire du château Fourcas Dupré, à Listrac-Médoc, qui constate que « les jeunes continuent tout de même à répondre présent aux mois de juillet-août ». Pourtant, aujourd’hui plus encore qu’hier, l’essentiel de la main d’œuvre saisonnière se recrute sur place, autour des vignobles.

“Autant rester chez moi”, Jennifer, jeune saisonnière

JenniferJennifer, 28 ans, a vécu de la vigne pendant cinq ans dans le Médoc, avant la naissance de sa fille, Chelsy, il y a deux ans et demi. Elle vit aujourd’hui à Lesparre Médoc, un canton particulièrement touché par la pauvreté avec un taux de 9,11% de demandeurs du RSA (contre une moyenne de 6.73% en Gironde) et un chômage à 16% en 2009. Née à Bordeaux, Jennifer a grandi à Avensan, près de Castelnau-Médoc. Elle quitte l’école à 17 ans et commence par travailler comme vendeuse dans une boulangerie avant d’embrasser, bien obligée, une carrière dans la vigne. Depuis la naissance de sa fille, Jennifer vit au RSA. Mère célibataire, elle a bien essayé de continuer à travailler après l’arrivée de sa fille, « mais être ouvrière viticole et avoir un enfant en bas âge, c’est ingérable », explique-t-elle. Et puis, entre travailler et toucher les aides, elle perdait au change. « Le peu d’argent que je gagnais, je le donnais à la nounou. Et encore, je n’avais ni l’essence, ni l’assurance de la voiture à payer. Mon collègue m’emmenait au travail tous les matins. Autrement c’était pas la peine. J’aurais dépensé plus. Donc autant rester chez moi. » Dès que Chelsy va rentrer à l’école, en septembre prochain, Jennifer compte retourner frapper à la porte des châteaux. Elle a bien essayé d’être embauchée comme vendeuse en magasin. Sans succès. « À part la vigne, y’a pas plus de travail que ça ici. Pour moi c’est la facilité », explique-t-elle. Jennifer a découvert la viticulture en se faisant embaucher comme saisonnière à Pauillac. Mais par la suite, elle a surtout travaillé pour des prestataires, les «entreprises» comme on les appelle dans le milieu. Ces sociétés font office d’intermédiaires. Elles recrutent des ouvriers qu’elles envoient travailler dans les châteaux en fonction de leurs besoins.

“Des salariés privés de leurs droits”

La tradition qui voulait autrefois que les vignobles recrutent directement leurs saisonniers n’est plus la norme dans la viticulture… à l’exception notamment des grands crus classés. Attachés à leur image de marque et à la qualité de leur production, ces châteaux, propriétés de sociétés d’investissement, cultivent leurs vignes en recrutant d’importants effectifs de saisonniers, là où d’autres vignobles ont tendance à minimiser leur besoin en main d’œuvre grâce à la mécanisation de leur exploitation. Le prestigieux château Latour de Pauillac peut ainsi recruter jusqu’à 200 saisonniers pour les vendanges. « Des effectifs constitués en grande partie de connaissances, des locaux qui nous sont fidèles tous les ans », indique Domingo Sanchez, le chef de culture du château.

Château La CardonneMais contrairement aux grands crus classés, de plus en plus de vignobles font désormais appel à des prestataires. Ainsi, au Château La Cardonne, Magali Guyon admet avoir fréquemment recours aux services d’entreprises spécialisées pour la taille des vignes pendant l’hiver. Depuis une quinzaine d’années, le marché des prestataires viticoles est devenu florissant en Gironde. Un phénomène que Denis Cadix, administrateur à la MSA et délégué CGT, observe avec méfiance. «Aux permanences juridiques de la CGT de Pauillac, nous accueillons de plus en plus de salariés de ces prestataires, qui ont signé des contrats qui les privent du droit au chômage en période d’inactivité. Leurs employeurs leur proposent des CDI intermittents indiquant uniquement un nombre d’heures à effectuer pendant la saison. Ce qui permet aux entreprises de bénéficier d’une main d’œuvre disponible à l’année pour répondre aux commandes ponctuelles des châteaux. Mais en contrepartie, les salariés sont privés de ressources pendant leurs périodes d’inactivité et ils ne peuvent pas prétendre au chômage parce qu’officiellement ils sont encore sous contrat.»

La vigne ou la vie

Ouvrier viticoleSylvie, 45 ans, originaire de Nancy, a débarqué dans le Médoc il y a cinq ans « en suivant un mec ». Aujourd’hui, elle vit seule avec son fils de 19 ans, à Queyrac, petite commune du canton de Lesparre Médoc. Après avoir travaillé un temps comme commis de cuisine, Sylvie s’est retrouvée sans emploi. Elle a alors commencé à faire les vendanges dans sa commune, faute de mieux. Depuis, elle alterne les mois dans les vignobles et les mois chez elle, au RSA. Pour Sylvie, l’un comme l’autre c’est le même combat : « Ça paye pas. Faute de grives, on mange des merles. Ainsi va la vie. » La vigne, elle « aime pas trop à la base ». Physiquement, elle trinque. Mal de dos, fourmis dans les mains, les tâches sont rudes. Et puis il y a les pesticides. «On est censés travailler dans les vignobles quand ils ne n’épandent pas les produits. Mais il suffit que le mec passe la veille et qu’on bosse le lendemain… Je sais que cette année, j’ai pas mal toussé, et quand je travaille beaucoup, j’ai les bras et la figure tout rouges.»

Pour George Costa, employé par le Château du Glana, à Saint-Julien, dans le Médoc, « les trois quarts des ouvriers viticoles ne peuvent pas profiter de leur retraite. On termine totalement usé. Ne serait-ce que par les saisons. L’hiver on travaille dans le froid et sous la pluie. L’été le soleil cogne. C’est pas une vie. » De fait, ces derniers temps, la MSA a constaté une recrudescence des maladies professionnelles chez les ouvriers viticoles. Une étude a d’ailleurs été commandée au Comité paritaire départemental des conditions de travail. Pour Denis Cadix, ces maux touchent surtout les travailleurs à la pièce, payés au rendement. « Des améliorations ont été apportées pour améliorer les conditions de travail des ouvriers. On leur a notamment donné des sécateurs électriques. Mais en contrepartie, on leur demande d’être plus productifs et beaucoup se tuent à la tâche », constate l’administrateur de la MSA.

Éreintés par la fatigue physique, faiblement rémunérés pour un travail réputé pénible et contraints à l’inactivité en basse saison, les saisonniers souffrent d’une réelle précarité. Une situation que les aides sociales ont tendance à entretenir, voire aggraver. Sans réellement apporter de solutions pérennes à une problématique structurelle. Celle d’une économie locale qui se nourrit de sa propre pauvreté.

Cyril Champ, Mathieu Lehot et Adrien Ortavent

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MÉTHODE : LA CUISINE DE L’ENQUÊTE

Lorsqu’il commence une enquête, le data journaliste a le choix entre deux chemins :
1) rechercher des données pour corroborer une intuition ou une hypothèse;
2) explorer un gisement de données qu’il a déjà en sa possession en espérant y trouver des informations inédites et intéressantes.

Notre démarche a emprunté le deuxième chemin. Nous sommes partis d’une base de données brute contenant le nombre de demandeurs du RSA répartis par canton, en Gironde, pour les années 2009, 2010 et 2011. Des informations de première main qui n’avaient encore jamais été révélées publiquement.

ÉTAPE 1 : CARTOGRAPHIER LES DONNÉES

Pour faire parler nos bases de données, nous les avons retranscrites en image, sur une carte du département.
Techniquement, cette étape a consisté à rechercher des fichiers comportant les listes des coordonnées géographiques des cantons de Gironde, afin de les combiner à notre base de données sur les demandeurs du RSA.
Deux outils ont été nécessaires: Google Refine pour nettoyer les données et Google Fusion Tables pour combiner les fichiers et obtenir une visualisation cartographique.

Tuto1

tuto2

Une fois ce fichier combinant les informations sur les demandeurs du RSA et les coordonnées géographiques de chaque canton obtenu, nous avons recherché le moyen le plus adéquat pour réaliser une cartographie pertinente. Ce qui nous a conduit à faire appel à une autre base de données: le recensement des habitants de chaque canton. À l’aide duquel nous avons pu calculer le pourcentage de demandeurs du RSA par rapport à la population des 20-64 ans dans chaque canton.

Cette opération était impérative pour pouvoir procéder à une comparaison des données propres à chaque canton. Cartographier le nombre brut de demandeurs du RSA par canton nous aurait renseigné sur leur répartition géographique en Gironde. Alors que ce que nous souhaitions, c’était obtenir une visualisation de la concentration des demandeurs du RSA en fonction des particularités des différents territoires du département (agglomération urbaine, littoral touristique, zones rurales, etc.).

Le rapport « demandeurs du RSA » / « population 20-64 ans » calculé pour chaque canton, nous avons pu procéder à une visualisation cartographique grâce à Google Fusion Tables:

 

Grâce à cette série d’opérations, nous nous sommes retrouvés avec une visualisation cartographique de nos données sur les demandeurs du RSA en Gironde. Le fichier de base, un tableur inintelligible et peu parlant en soi, était soudain devenu compréhensible, en image, avec des cantons dessinés sur une Google Map grâce aux coordonnées géographiques que nous avions récupérées, colorés plus ou moins fortement en fonction de leurs concentrations en demandeurs du RSA.

ÉTAPE 2 : CHOISIR UNE HISTOIRE ET LA VÉRIFIER

Au premier coup d’œil, nous avons été interpelés par la forte concentration de demandeurs du RSA dans les cantons de l’est du département. Ces territoires forment un couloir qui part de la pointe du Médoc et se termine dans le sud-est de la Gironde. Ce couloir est parcouru de zones rurales et viticoles. De quoi laisser pressentir qu’une même histoire relie les bénéficiaires du RSA des cantons de l’est de la Gironde et la viticulture.

Pour vérifier notre hypothèse nous avons recherché une liste des châteaux du département. Si une telle liste existe, nous ne l’avons pas trouvée. En revanche, nous avons pu nous rabattre sur les résultats du recensement agricole commandé par l’État entre 2010 et 2011. Forme de photographie de l’agriculture française, cette base de données libérée sur le portail data.gouv.fr, contient notamment une liste du nombre d’exploitations viticoles recensées dans chaque commune française. Nous avons alors reproduit l’étape 1 de notre enquête pour combiner, en un seul fichier, les coordonnées géographiques des communes girondines avec les données détaillant leur nombre d’exploitations viticoles respectives. Et nous avons superposé la carte des communes viticoles avec la carte des concentrations de demandeurs du RSA par canton:

Carte RSA / Viticulture

Nous avons alors pu constater que la répartition des communes viticoles correspond en grande partie au couloir que nous avions identifié sur notre première carte. Ce qui nous a conforté dans notre hypothèse de départ. Il semblait bien y avoir un lien entre les forts pourcentages de bénéficiaires de minimas sociaux des cantons de l’est de la Gironde et la viticulture.

Nous sommes ensuite allés rencontrer un expert sur le sujet : Christophe Zaepfel. Ce chercheur-démographe à l’université Bordeaux 4, travaille en partenariat avec le Conseil Général au sein de l’Observatoire girondin de la précarité et de la pauvreté. Christophe Zaepfel nous a confirmé que les fortes concentrations de demandeurs du RSA dans l’est du département étaient en grande partie dues à la présence de populations sous-rémunérées dans ces territoires. Des populations précarisées au sein desquelles la viticulture puise beaucoup de ses travailleurs saisonniers.

Notre hypothèse était vérifiée. La viticulture et les demandeurs du RSA de l’est de la Gironde partagent une histoire commune. Mais avant de pouvoir la raconter, il nous restait encore à comprendre cette histoire.

ÉTAPE 3 : LE « COMMENT ? » DE L’HISTOIRE

Dès lors, nous pouvions éteindre nos ordinateurs. Notre travail sur les données et leur visualisation était terminé. Au total, il nous aura pris deux jours et demi. L’enquête durera deux semaines au total. De quoi briser les idées reçues sur le data journalisme. Non! Le data journalisme n’est pas un exercice de geeks repliés derrière leur machine. Au contraire.

La troisième étape de notre investigation a consisté à comprendre le phénomène que nous étudions pour pouvoir l’expliquer. Dans un article classique, un journaliste doit répondre à cinq questions clés : Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? et Pourquoi ?. Dans une enquête, le Pourquoi ? se transforme en Comment ?

Nous nous sommes donc lancés dans une enquête de terrain dont l’objectif était de répondre à la question suivante : « Comment se fait-il que se concentrent dans les zones viticoles de la Gironde de forts taux de demandeurs du RSA ? ». Avant de partir sur le terrain, nous avons passé une journée à nous documenter avec les sources ouvertes que nous pouvions trouver sur Internet : rapports de la Caf d’Aquitaine, études de l’Observatoire girondin de la précarité et de la pauvreté, articles de presse. Ce travail de documentation nous a permis de défricher le sujet de notre enquête, de recenser les interlocuteurs pertinents et de préparer les questions que nous pourrions leur poser.

Pour réaliser notre enquête de terrain, nous avons choisi un territoire représentatif de notre sujet d’étude: le canton de Lesparre-Médoc. Nous avons pris rendez-vous avec des viticulteurs ainsi qu’avec des saisonniers qui vivent du RSA en passant par l’intermédiaire d’une association. Et nous sommes partis à leur rencontre pendant une journée dans le Médoc. À notre retour, nous avions des témoignages forts, des réponses à plusieurs de nos interrogations et une meilleure connaissance de la viticulture et de son fonctionnement.

Le lendemain de notre séjour dans le Médoc, nous avons décroché notre téléphone pour recouper les informations que nous avions obtenu la veille avec d’autres sources. Nous avons contacté des syndicats, d’autres viticulteurs, la chambre d’agriculture de Gironde et des représentants de la Mutualité sociale agricole, l’organisme chargé de verser le RSA aux travailleurs agricoles. Ce travail terminé, nous avons enfin pu procéder à la rédaction de notre enquête ainsi qu’à sa mise en forme.

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